Commissaire de l’exposition : Guillaume Désanges
Avec des œuvres d’Eric Baudelaire, Marcel Duchamp, Ceal Floyer, Ryan Gander, Dora Garcia, Joseph Grigely, Ann Veronica Janssens, Jiri Kovanda, Joao Louro, Julien Loustau, Pratchaya Phinthong, Stephen Prina, Anna-Maria Maiolino, Daniel Pommereule, Man Ray, Rémy Zaugg…
Nul si découvert est le quatrième et dernier volet du programme Érudition Concrète proposé par Guillaume Désanges, commissaire invité à concevoir depuis 2009 un cycle d’expositions au Plateau. S’inscrivant dans la continuité des précédentes expositions Les vigiles, les menteurs, les rêveurs, La Planète des Signes et Prisonniers du soleil interrogeant la relation du savoir avec l’accès à la connaissance, cette exposition prend cette fois comme point de départ trois histoires pour aborder, dans l’art, l’idée d’expériences à la fois concevables et impossibles.
Le lac Vostok, en Antarctique est une poche d’eau capturée sous une épaisse couche de glace, qui renfermerait des formes de vie millénaires. Tentés d’aller vérifier, les scientifiques se l’interdisent puisque pénétrer cet espace altérerait immédiatement son équilibre supposé. Le dilemme entre accroissement de la connaissance et souci de conservation est ici sans issue. La profanation du lac déclencherait la même bombe à « désagrégation spontanée » que dans la fameuse scène de Roma de Fellini, où le percement du métropolitain expose les fresques somptueuses d’une villa romaine à une évaporation immédiate.
L’expérience du « chat de Schrödinger », est une parabole de la mécanique quantique, portant sur la désintégration des atomes. Supposons un chat enfermé dans une caisse avec une fiole de gaz mortel qui peut se répandre selon une certaine probabilité. Comment savoir si le chat est mort ou vivant sans ouvrir le coffre ? Tant qu’aucune vérification n’est effectuée, Schrödinger affirme que le chat est vivant et mort à la fois, « mort-vivant ». Non pas l’un ou l’autre, mais bien l’un ET l’autre, du moins jusqu’à l’ouverture de la boîte. C’est donc le moment de la vérification qui infléchit l’état de l’objet d’étude, qui sauve ou tue le chat.
Le LHC européen, l’accélérateur de particules le plus puissant du monde, doit permettre aux physiciens d’étudier les composants fondamentaux de la matière, en recréant les conditions qui existaient juste après le Big Bang. Lors de sa mise en service en 2008, un certain nombre de scientifiques ont réclamé la suspension de l’expérience par crainte de création de trous noirs qui auraient englouti la terre. L’accomplissement d’une expérience inédite peut susciter un accroissement considérable (de savoir, d’être, d’espace, d’énergie, etc.) comme aboutir à des pertes irréversibles, voire catastrophiques. Mais comment vérifier le bien fondé de ces craintes sans le tester ?
Ce sont autant de situations où l’observation anéantit l’observation.
Précisément, des objets – sculptures, photographies, vidéos ou performances – qui sont d’autant plus frustrants et fragiles que les phénomènes qu’ils contiennent menacent de s’évaporer à l’ouverture. L’hermétisme attise la curiosité, encourage la violation du secret, mais maintient le savoir dans une spéculation pacifique, à distance, comme un mirage proposant la « figuration d’un possible » (Marcel Duchamp), et susceptible de susciter un vertige fantastique. Ce type de mécanisme « nul si découvert » concerne autant des configurations scientifiques, poétiques, que philosophiques. Ces questions de l’ineffable, de l’expérience impossible, de la transcendance ou de l’immanence radicales se retrouvent particulièrement dans les investigations aporétiques de penseurs comme Jacques Derrida, Maurice Blanchot, Emmanuel Levinas ou François Laruelle. Mais l’expérience d’une expérience impossible n’est pas seulement un casse-tête métaphysique : il peut s’agir de situations très concrètes, voire physiques. L’art, dans sa capacité inégalée à formaliser des idées en dehors de tout système déterminé de signes et de tout fonctionnalisme, est peut-être le lieu privilégié de ces expériences de « l’inexpérimentable », ces expressions de l’ineffable, ces impossibilités de la possibilité.
Dès lors, il s’agit de clore ce cycle qui abordait la relation renouvelée de l’art à la connaissance dans la création contemporaine par deux perspectives divergentes sans être contradictoires : l’irréductible inaccessibilité du savoir et l’infini de ses possibilités.
Guillaume Désanges est critique d’art et commissaire d’exposition. Il co-dirige Work Method, structure indépendante de production. Membre du comité de rédaction de la revue Trouble et correspondant français pour les revues Exit Express et Exit Book (Madrid).
En 2009-2011, il est commissaire associé au Frac Île-de-France / Le Plateau, Paris.
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